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Sango Malo le maître du canton

(L’harmattan/Collections Encres noires, 1991)

Bassek Ba Kobhio

Le 19 octobre dernier, la 28ᵉ édition du Festival des Écrans Noirs s’est ouverte à Yaoundé. Depuis 1997, un groupe de passionnés du septième art — réalisateurs, acteurs, techniciens et producteurs — se rassemble chaque année sur les collines de Yaoundé pour mettre en lumière et valoriser le cinéma africain. Avec plus de 2000 films projetés et 48 pays représentés depuis sa création, ce festival doit en grande partie son succès à son fondateur : Bassek Ba Kobhio.

Cinéaste, philosophe et homme de lettres, Bassek Ba Kobhio est une figure incontournable de la culture africaine contemporaine. Il arbore fièrement sa casquette, un symbole militant en hommage à un ami injustement incarcéré. Ce créateur de génie s’est imposé dans les foyers au début des années 1990 avec l’adaptation cinématographique du roman éponyme Sango Malo. Une scène en particulier, celle d’une pluie battante dans la cour d’une école du village Lebamzip, reste gravée dans les mémoires. Plus qu’un simple plan, c’est une ode à la nature et à la simplicité. Il n'y a pas ici un souci industrieux de la perfection d‘un jeu de scène fait à la va-vite entre un « action » et « coupez ». Non. Il y a ici la magie de l’instant, la poetologie de la sonorité, l’éloge de la simplicité, l’illustration de l’autorité de la nature

Un roman intemporel aux multiples questionnements

Comment présenter un roman dont l’histoire est déjà bien connue grâce à son adaptation ? Comment explorer un texte paru il y a 40 ans tout en le connectant aux défis contemporains ? Ces interrogations trouvent leurs réponses dans une relecture de Sango Malo.

J’ai redécouvert ce roman en pleine rentrée scolaire, ce qui en accentue la résonance. Ce texte puissant nous ouvre les portes de l’école, éclaire ses acteurs — élèves, enseignants, parents — et questionne la pertinence des enseignements face aux réalités locales.

Plutôt que d’élargir l’horizon avec d’autres œuvres sur l’éducation comme Weep Not, Child (Ngugi Wa Thiong’o) ou Nervous Conditions (Tsitsi Dangarembga), j’ai choisi de me concentrer sur Sango Malo. Ce roman dissèque l’école, son contenu pédagogique et les postures de ses enseignants, en mettant en lumière les défis éducatifs et sociaux de son époque.

 

Un combat entre deux visions pédagogiques dans un contexte socio-économique bouillonnant

Bassek Ba Kobhio situe son intrigue dans un contexte marqué par des bouleversements politiques et économiques :l’effondrement des régimes de parti unique en Afrique sous l’influence de la Pérestroïka et des conférences de La Baule.Une libéralisation timide accompagnée d’austérité économique, sous la pression des plans d’ajustement structurel imposés par les bailleurs de fonds internationaux.

Ces transformations impactent tous les secteurs, y compris l’éducation, et donnent naissance à des débats sur la nécessité de repenser les politiques publiques. Ces discussions prennent vie dans une petite école rurale où un jeune instituteur va tout bouleverser.

L’histoire se déroule dans une école primaire de zone rurale où Bernard Malo Malo, jeune diplômé de l’École Normale, arrive avec des idées révolutionnaires. Défenseur de l’École Nouvelle, il prône une pédagogie ancrée dans le quotidien des élèves. Pour lui, l’école doit répondre aux besoins locaux : enseigner des pratiques agricoles adaptées, aborder sans tabou des sujets comme la politique et la sexualité et encourager une éducation concrète pour améliorer les conditions de vie des villageois.

Ce projet se heurte au conservatisme du directeur d’école, Monsieur Nyemb Jacob, adepte d’une pédagogie autoritaire et dépassée. Obsédé par la langue française, il impose aux élèves des récitations abstraites sur des thèmes éloignés de leur réalité, comme les « jours d’hiver en France ».

Malo Malo ne se limite pas à la théorie : il veut transformer la vie du village. Il convainc les habitants de créer une coopérative pour contrôler la production et la vente de leur cacao. Son approche dépasse les frontières de l’école, incarnant une véritable Vie Nouvelle.

Cette démarche audacieuse suscite l’hostilité des élites locales : le chef de canton, le directeur de l’école et les autorités administratives. Malgré leurs manœuvres pour l’étouffer, Malo Malo bénéficie du soutien des villageois séduits par sa vision.

Une œuvre toujours actuelle

Le Maître du Canton demeure une réflexion profonde sur le rôle de l’éducation dans une société en mutation. À travers son récit, Bassek Ba Kobhio pose une question essentielle : comment l’Ecole peut-elle devenir un moteur de transformation sociale ?

Quarante ans après, ce roman continue de nourrir le débat sur la place de l’éducation dans le développement des sociétés africaines.

 Au même moment et au centre du village s’engageait une réunion du comité de base du parti, la première depuis bientôt huit mois. La cabane-de-l’unité-et-du-salut n’avait pas fait semblant des séances antérieure, mais il y avait assez de militant à la place quotidienne des moutons et des chèvres rudement invités à quitter des lieux. L’ordre du jour comprenait un seul point : la relance des activités du parti dans le canton. Éternel point d’ordre ordre du jour bidon qui avait néanmoins le mérite de dire la léthargie quasi-permanente dans laquelle croupissait le mouvement. Le chef-président dénonça le vent de sédition qui soufflait sur le village, annonça la visite du sous-préfet, évalua les besoins en moutons, chèvres et régimes de plantains nécessaires à la bonne réception du représentant de Dieu-sur-terre, définit les modalités de contribution de chaque membre, régla deux histoires de sorcellerie puis invita l’assistance à adopter une motion de soutien préparée par le directeur et adressée à Dieu-sur-terre: la motion disait que tout allait bien à Grand-village, que les habitants d’ici avaient décidé de se suicider collectivement le jour où un malheureux destin les priverait de lui, qu’il pouvait compter sur eux de jour comme de nuit pour traquer ses opposants jusque dans les ventres de leurs mères, qu’ils avaient entendu parler de ces égarés qui réclamaient l’instauration du multipartisme mais qu’ils le soutenaient dans son refus de cautionner l’anarchie.

L’adaptation cinématographique de Sango Malo a rencontré un succès tel qu’il a, dans une certaine mesure, éclipsé la richesse littéraire du texte. Pourtant, le roman de Bassek Ba Kobhio s’apparente à un véritable recueil philosophique. À travers de profondes réflexions, il questionne la pertinence du système éducatif tout en offrant une satire mordante d’une société au tournant de son Histoire.

Ce récit met en lumière les travers d’un modèle gangrené par la corruption, une administration inefficace, un système éducatif déconnecté des réalités locales et une gouvernance sans vision, souvent livrée à l’improvisation. Dès 1991, alors que le pays se targuait d’avoir jeté les bases de sa reconstruction, le roman interpellait déjà sur la nécessité de réformer profondément l’éducation, à l’image de la Vie Nouvelle prônée par Bernard Malo Malo.

Une inspiration pour aujourd’hui

Avec l’essor des technologies numériques, qui bouleversent les paradigmes éducatifs, il est urgent de se souvenir des théories visionnaires de l’École Nouvelle. L’audace de Bernard Malo Malo, autrefois perçue comme de la folie, devrait aujourd’hui inspirer des réformes pédagogiques ambitieuses, adaptées aux défis contemporains.

Dans la région montagneuse du Moungo, au Cameroun, un parent suit les traces du personnage de Bernard Malo Malo. Il expérimente un système éducatif alternatif fondé sur l’auto-apprentissage et tirant parti des potentialités offertes par Internet. Ce programme audacieux, innovant et original, s’inscrit dans la continuité des idées disruptives portées par le roman et pourrait, espérons-le, inspirer d’autres initiatives similaires.

Un récit enjoué et ironique

Le roman allie profondeur philosophique et gravité satirique. À travers un ton souvent sarcastique, l’auteur dépeint une société en quête de repères, tout en dénonçant ses dérives. Parfois alourdi par des digressions philosophiques, le récit reste captivant et percutant, porté par un style narratif enjoué et une ironie mordante.

Lors d’une interview, Bassek Ba Kobhio soulignait lui-même l’intérêt de combiner la lecture du roman et le visionnage de son adaptation cinématographique :

« Il faut voir le film après avoir lu le livre, ou lire le livre après avoir vu le film. Un peu comme dans un orchestre où la guitare et la batterie se complètent : un seul instrument ne suffit pas. »

Cette œuvre reste une source d’inspiration et un appel à réinventer l’éducation pour mieux répondre aux enjeux d’aujourd’hui et de demain.

Kah' Tchou Boileau

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Bassek ba KOBHIO, né le 1er janvier 1957 à Nindje au Cameroun, a poursuivi des études en sociologie et en philosophie. Il commence sa carrière en tant que stagiaire et assistant sur une série de documentaires produits par le ministère de l’Information et de la Culture du Cameroun. Par la suite, il occupe le poste de premier assistant sur le film Chocolat de Claire Denis en 1987. En 1989, il se lance dans la réalisation avec FESTAC, un court métrage documentaire.
En plus de sa carrière de cinéaste, Bassek ba Kobhio est également écrivain. Il a publié trois ouvrages : un recueil de nouvelles intitulé Les Eaux qui débordent, un essai nommé Cameroun, la fin du maquis ?, et un roman, Sango Malo, qu'il a adapté au cinéma en 1991. De plus, il a fondé la société de production Les Films Terre Africaine et organise le festival Écrans noirs, qui se tient en Afrique centrale.

Source: Bassek Ba Kobhio - Fiche Personne sur Africultures

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